"L'affaire Cahuzac" a fait l'effet d'une bombe à fragmentations dans le paysage politique français : à chaque déflagration, on pense en avoir fini, et une autre explosion vient nous contredire sans cesse. Alors que le chef de l'Etat a lancé la "moralisation" de la vie publique, Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po), auteure de "Pour qui nous prend-on ? Les ‘sottises’ de nos politiques" et d’une grande enquête sociologique sur les Français et l’argent, donnait à une chaîne d'info son point de vue sur les causes d'un rapport compliqué à la richesse.
C'est aujourd'hui, lundi 15 avril 2013, que les ministres français doivent rendre leur patrimoine public. S’ils minimisent leur situation, ils alimenteront les soupçons, mais s’ils étalent leur richesse, ils seront dénigrés. Les contribuables français, qui doivent faire face à une augmentation brutale de leurs impôts, voient d'un mauvais œil la fortune de leurs dirigeants. Comme dans la pièce "L'avare", de Molière, où le personnage principal est complètement obsédé par le contenu de sa cassette (10 000 écus d'or) et en fait son seul ami, les "gros contribuables" qui fuient la solidarité nationale et cachent leur fortune en Suisse, en Belgique ou dans des paradis fiscaux plus exotiques, excitent l'imagination et suscite les fantasmes de leurs compatriotes moins fortunés.
L'héritage culturel
La sociologue distingue plusieurs éléments qui peuvent constituer des causes plausibles expliquant la nature particulièrement sensible des questions d'argent dans notre pays. D'une part, il y a les racines culturelles : "A deux ou trois générations près, on vient quasiment tous du monde paysan", explique-t-elle à FranceTv info. Or, "La culture paysanne, c’est l’argent liquide gardé à la maison, et le silence complet sur la question, de peur de se le faire voler ou de susciter la jalousie". "Les Français sont restés longtemps attachés à la terre et ont eu beaucoup de mal à se faire à la bancarisation de l’économie" selon Yannick Marrec, co-auteur de l’ouvrage "Les Français et l’argent" aux Presses universitaires de Rennes.
Autre racine culturelle, la religion : "La culture judéo-chrétienne est encore très présente chez les Français que j’ai rencontrés", raconte Janine Mossuz-Lavau. Dans la religion catholique, l'argent peut être assimilé à une forme d'impureté. D'ailleurs, selon l'Evangile selon St Marc, "Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer au royaume de Dieu". Les Français ont toujours été méfiants face à des gens fortunés : beaucoup se demandent "comment ont-ils fait pour être riches ?" remarque la sociologue. Loin de liquider la question par une règle ou un commandement divin, cette méfiance vis-à-vis de ce que tout un chacun recherche naturellement - le confort matériel et la sécurité - renforce l'impression que toute personne qui possède beaucoup de biens a forcément commis un acte moralement répréhensible pour entrer en leur possession.
L'héritage philosophique
Les chercheurs qui se sont penchés sur la question montrent à quel point la pensée française diverge de l'idéal du self-made man qui a cours de l'autre coté de l’Atlantique : "C’est le bagage idéologique de la Révolution, analyse Yannick Marrec. Avant 1789, le clergé et la noblesse ne payaient pas l’impôt tandis que le tiers état croulait sous les taxes. Puis la Révolution a développé le sentiment d’égalité dont les Français ne veulent plus se défaire". Rousseau, philosophe pré-révolutionnaire qui a le plus influencé les premiers constitutionnalistes, pensait qu'une communauté politique ne pouvait se développer avec des inégalités de richesse trop fortes. Les citoyens de l'époque devaient donc se prémunir contre le retour de l'oppression du peuple par l'aristocratie alliée à la grande bourgeoisie, et le principe d'égalité est resté comme un commandement gravé dans le marbre. Il est devenu comme un garant de l'ordre démocratique, renforcé par la morale républicaine qui s'est construite au 19e siècle et par l'Etat-providence (avec la protection sociale) à partir de la seconde moitié du 20e.
Enfin, d'après plusieurs chercheurs et journalistes, il y aurait un reste de catéchisme marxiste chez les dirigeants socialistes au pouvoir, qui entretient l’idée selon laquelle "le profit, c’est mal" et serait largement partagée chez les sympathisants de gauche. "Les socialistes sont dans une relation de fascination-détestation assez étonnante, ils ont un rapport compliqué, ambigu à l’argent" selon Guillaume Evin, journaliste indépendant et auteur de "Je n’aime pas les riches. Enquête sur Hollande, la gauche et l’argent". Au moment de "l'affaire Cahuzac", ce sentiment mitigé susciterait chez les socialistes une terreur d'être assimilé à la "gauche caviar", autrement dit disqualifié de la majorité de gauche dans un contexte de rigueur économique et d'impuissance face à "la finance sans visage". L'ennemi visé par François Hollande lors de son meeting au Bourget en 2012 était-il cette "finance" anonyme et indéfinie, mythique, ou est-ce plutôt "l'argent" qui était visé, comme François Mitterrand visait "l’argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes" dans son discours en 1974 à Epinay ?
Sources : Philomag, FranceTv Info