Débarqué en 2001 sur nos écrans, le concept de télé-réalité, inspiré de l'émission anglaise Big Brother, est devenu plus qu'une simple recette pour "faire de l'audimat" : une source d'inspiration pour ados et managers en quête de "nouveauté" autant qu'un terreau dans lequel se développent de nouvelles formes d'interactions sociales, et un modèle d'organisation du collectif. Pour la journaliste Nesrine Briki, la télé-réalité a contaminé le monde du travail, et pas seulement au niveau des conversations autour de la machine à café. Elle note avec malice qu'alors que ces conversations s'essoufflaient, les "réunions d'équipes, les briefings et débriefing, individuels ou de groupe, ressemblaient de plus en plus à […] des émissions de télé-réalité" !
Ce concept, qui prétendait faire entrer la réalité dans le spectacle télévisuel, a-t-il paradoxalement fait entrer le spectacle (et les codes, les valeurs, la représentation du monde) de la télévision dans notre vie de tous les jours ? L'idée tient la route, si l'on considère le nombre de personnes qui ont partagé la dernière vidéo virale issue de ce vivier (Nabila s'offusquant du fait qu'une fille pouvait ne pas avoir emmené de shampoing : "Non, mais allo"), ou plus généralement, si l'on considère le nombre d'expressions, de concepts et d'images qui ont envahi nos cultures après avoir été formulés dans ce genre d'émissions. Des Loft-Story, qui pouvaient capter 70 % des parts d'audience (mieux qu'un PSG-Barça) aux Koh-Lanta en passant par les Fear Factor, Un dîner presque parfait ou D&Co, tous les essais ont débouché sur une nouvelle vague de surprises et d'incompréhensions.
Une lente mais inéluctable conquête de la "vrai vie" est en cours
Dans le langage qu'on emploie, la "télé-culture" est partout. Les expressions des candidats et des animateurs de ces émissions nous font rire, puis on s'en sert, en riant toujours, pour enfin oublier d'où elles viennent et nous en servir, mais sans rire. Ces mots ou expressions rassemblés par Télérama dans un article du 25/07/2011, mis à jour le 29/03/2012 vous rappelleront peut-être quelque chose, mais il y a malheureusement de fortes chances pour que vous ne vous souveniez pas d'où ils viennent : "Aventure" : "utilisé pour qualifier n'importe quel passage sur le petit écran" ; "Aventure humaine" : "dérivé émotionnel d'Aventure, utilisé pour n'importe quelle expérience télévisuelle faite de rencontres", […] ; et ainsi de suite jusqu'à "Univers" : "mot-clé constitutif de la personnalité " ; en passant par "c'est que du bonheur", "conte de fée", "être/rester soi-même" et bien sûr, le fameux : "rien lâcher, tout donner".
De même, les méthodes de management avec lesquelles on travaille se sont progressivement rapprochées des "épreuves" auxquelles doivent se plier les participants à ces émissions. Comme le cite la journaliste Nesrine Briki, les "concordances lexicales et sémantiques" sont les mêmes : un CDD ou une période d'essai devient "une aventure" où il ne faut "rien lâcher, tout donner". Les objectifs chiffrés sont un "challenge" permettant à celui qui le relève "d'aller au bout de lui-même". Et alors, c'est "que du bonheur !".
Un autre point sur lequel le monde de l'entreprise se met à ressembler aux émissions de télé-réalité, c'est l'entretien d'embauche collectif. Ceux-ci se développent à vitesse grand V dans le secteur tertiaire, et peut faire penser à une séance de psychodrame ou à un exercice d'improvisation dans un cours de théâtre… En tout cas, il est souvent plus proche du "casting" que de l'entretien. Et la prestation demandée, souvent plus proche de la performance d'acteur que de la vraie démonstration de ses capacités.
D'ailleurs, l'auteur note très pertinemment que l'expression "savoir-faire", qui qualifiait le summum du professionnalisme, tend à disparaître des vocabulaires pour être remplacé par "savoir-être", ce qui pour elle est très symptomatique de l'évolution des mentalités dans la sphère professionnelle. C'est là qu'on voit le lien entre le culte actuel de la compétitivité et ces émissions où les candidats sont en concurrence pour un trophée. Même si la relation de cause à effet n'est pas aussi évidente, on sent qu'on est encore pour longtemps dans une société où la compétition et le spectacle seront les deux mamelles de la réussite.