Employer un salarié peut-il nuire à la santé de l’employeur ? Peut-il souffrir moralement à cause d'un salarié ? Les employeurs peuvent-ils être reconnus victimes de leurs salariés par les Conseils de Prud’hommes ? Peuvent-ils obtenir réparation de leurs préjudices ? Les relations de travail dérivant dans la violence sont une réalité vécue par des employeurs autant que des salariés. Un avocat en droit du travail, Éric Rocheblave, donne sur son blog un aperçu des différentes situations dans lesquelles le quotidien, voire la santé des employeurs, sont menacés par le comportement de certains salariés.
Notre société ne reconnait pas la souffrance des employeurs : dominant la relation subordonnée de travail, étant détenteurs du pouvoir hiérarchique et de l'autorité qui l'accompagne, les employeurs ne peuvent soi-disant pas souffrir dans une relation de travail… Ceux-ci sont souvent réticents à exprimer leur mal-être et à en demander réparation, d’autant que la justice reconnaît difficilement la violence exercée par des salariés envers leur employeur, et la répare très rarement. Les réparations interviennent principalement dans des situations extrêmes où les salariés ont dépassé les limites de ce qui est considéré comme acceptable, et agi avec la volonté délibérée de nuire à leur employeur. Les patrons aussi peuvent être victimes de harcèlement moral, ou de violences diverses, de la part de leurs salariés, et se retrouver dans une situation de souffrance au travail.
Tout d'abord, il est difficile pour un patron de reconnaître le fait qu'il est victime de violence car en le faisant, il serait forcé de donner raison à son salarié avec qui les relations sont conflictuelles - ce qui reviendrait à admettre devant les autres employés que son autorité est remise en question - en entrant dans une confrontation dont l'issue est plus qu'incertaine. Les patrons qui ont des problèmes relationnels avec un ou plusieurs de leurs employés ne peuvent a priori pas faire grand-chose : le droit du travail protège l'employé dans la mesure où il ne commet pas de faute ni ne manque à aucune obligation stipulée dans son contrat de travail. Un comportement hostile, une attitude défiante ne suffisent pas à caractériser la faute : il faut montrer qu'un acte concret de déloyauté, d'incompétence ou un geste ou une parole s'attaquant directement à l'employeur - et là encore, faut-il que les propos injurieux ou diffamatoires, ou le dénigrement systématique aient lieu en public ou au moins dans l'entourage professionnel - aient eu pour but de nuire à l'employeur ou à l'entreprise.
Les situations où l'employeur est victime de violence physique ou morale
Selon la Cour d'appel de Bordeaux (le 24 janvier 2008), la participation active et personnelle d’un salarié à des actes d’entrave à la liberté du travail, à des menaces et des violences verbales et à des faits de complicité de séquestration est constitutive d'une faute lourde et justifie son licenciement. Une personne travaillant comme aide à domicile pour une dame âgée de quatre-vingt-dix ans, par son comportement à l’égard de la vieille dame, a eu une influence néfaste sur son état de santé physique et mental, qui justifie son licenciement. D'après la Cour d'appel de Nancy, un climat de tension s'était installé dans la maison, au point que l'employeur avait peur de son employée, en conséquence de quoi les relations contractuelles ne pouvaient plus perdurer.
Mais la violence n'est pas toujours aussi évidente à prouver, et, au sein des relations de travail, il arrive qu'elle se cache et que l'auteur et la victime ne se rendent pas compte de son installation. La dynamique de violence se met en place indépendamment de la volonté de chacun, plus par défaut de communication que par désir de nuire. Ce qui ne veut pas dire que ces relations ne peuvent pas être très nocives ensuite. C'est le cas quand des salariés mécontents se mettent à critiquer de façon systématique leur supérieur, ou pire, la société dans laquelle ils travaillent. Le préjudice ne suffit pas à caractériser la faute, là encore il faut montrer l'intention de nuire du salarié, même si dans certains cas cet élément moral est évident. Par exemple, si un salarié écrit anonymement à un client, pour discréditer son employeur, sans fondement, l'intention de nuire est prouvée indépendamment des termes employés (Chambre sociale de la Cour de Cassation, le 21 avril 2010). Il en va de même des campagnes de dénigrement, des lettres anonymes diffamatoires et/ou injurieuses, des accusations mensongères… En bref, tous les abus de liberté d'expression commis par des salariés peuvent être punis par le juge si ceux-ci ont eu pour objectif direct ou détourné de nuire à leur employeur ou à leur entreprise.
Les cas où l'employeur subit un préjudice moral du fait d'un ou plusieurs de ses salariés
Dans certains cas, l'employeur est directement touché par une décision individuelle ou collective. Florilège : "La brusque démission du salarié est intervenue sans même qu’il informe son employeur de ses intentions. Il quitte l’entreprise sans respecter le préavis contractuel et conventionnel de trois mois auquel il est soumis et ce malgré une mise en demeure. Il a alors tout juste un an d’ancienneté et il a pu bénéficier d’une formation, aux frais de l’employeur, afin d’obtenir le diplôme nécessaire à l’exercice de sa profession. Il a en outre, le jour de sa démission, rejoint une entreprise concurrente". Ce salarié a créé une perturbation importante dans l’organisation et la bonne marche de l’entreprise, son brusque départ lui a nécessairement causé un préjudice, puisqu’elle n’a pu le remplacer dans l’urgence. Le salarié a agi avec une légèreté blâmable en commettant une négligence grave dont il avait nécessairement conscience, ainsi que des potentielles conséquences pour son employeur.
La démission d’un salarié d'agence suivie, immédiatement après, par celle de plus de la majorité des salariés affectés à cette même agence cause un préjudice moral à l'employeur : les démissionnaires ont rejoint le premier salarié au sein de la société qu’il a nouvellement créée, un pareil mouvement n'a pu qu'être concerté et la démission du premier salarié, étant donné le rôle moteur qu’il a joué en sa qualité de responsable de la société nouvelle, ne peut qu’être qualifiée d’abusive. La Cour d'appel de Lyon, le 30 juillet 2008, a condamné le salarié instigateur de cette manœuvre pour "démission abusive, non-respect de l'obligation de préavis" et aux dépens (remboursement des frais de justice de la partie reconnue lésée). De même, un salarié qui viole une clause de non concurrence en travaillant directement après sa démission dans une société concurrente de celle de son ancien employeur, ou un salarié qui a placé à un client un produit d'une entreprise concurrente font tous les deux subir un préjudice moral à leur employeur, qui est en droit de demander des dommages-intérêts.
Les autres infractions ou abus dont peuvent être victimes les patrons
Les employeurs sont aussi parfois victimes d'abus du droit d'agir en justice de la part d'organisations syndicales : une union syndicale locale, en s’associant dès la première instance à la demande d'un salarié cherchant à détourner la procédure de référé pour faire appel d’un jugement sur le fond et ayant statué sur les mêmes prétentions, s'est rendue coupable d'abus de droit. L'intention de nuire justifiant son licenciement est démontrée chez le salarié qui a volontairement dégradé du matériel de l’entreprise, ou chez le salarié qui, engagé en qualité de directeur, a organisé une visite des services de la répression des fraudes et qui a volontairement arraché des étiquettes de produits valides afin que soient constatées des irrégularités et que l’employeur soit sanctionné. Et bien sûr, la faute lourde, caractérisée par l'intention de nuire, peut être retenue contre un salarié qui a effectivement développé, délibérément et pour son compte, une activité concurrentielle à celle de son employeur.
Ce panorama des situations délétères n'est en rien exhaustif, il ne comprend notamment pas les menaces, chantages ou autres tentatives d'intimidation dont peuvent faire l'objet certains employeurs en conflit avec un ou plusieurs de leurs employés. Ceux-ci, s'ils peuvent être documentés (la plupart du temps ils sont proférés par oral, mais certains sont envoyés par mail ou SMS), seront d'une précieuse aide si le conflit est porté devant les tribunaux. Rappelons qu'un employeur accusé de harcèlement moral doit apporter lui-même la preuve qu'il n'a pas commis d'acte frauduleux - ce qui est une exception juridique, la preuve devant d'habitude être apportée par le demandeur - et que quand une situation semble s'envenimer, il faut commencer à conserver tous les documents de travail qui concernent l'employé en question.
Sources : Médiapart, blog d'Éric Rocheblave, avocat en droit du travail