Un jour dans la quiétude du Muséum de New York…
Alors que j'étudiais des poissons fossiles des collections de l'American Museum, j'ai trouvé par hasard, dans un tiroir qui n'avait pas été ouvert depuis très longtemps, un poisson décrit voici une cinquantaine d'années et présenté à cette époque comme un clupéidé (la famille du hareng et de la sardine). En le regardant de plus près, je crus voir une structure osseuse à l'arrière de la tête, inconnue chez les clupéidés mais caractérisant les otophysaires, le groupe de la carpe, du piranha, et du silure entre autres espèces.
Évidemment, j'ai arrêté un moment mes activités de la journée pour passer ce spécimen sous la loupe. Je ne fus pas déçu de ce petit détour, j'avais sous les yeux l'ancêtre potentiel de toutes ces espèces actuelles. Ce fossile est un petit poisson de quelques centimètres âgés de 110 millions d'années. C'est une des découvertes les plus agréables qu'il m'a été donné de faire les dernières années.
Le nom de ce petit poisson est Santanichthys diasii, en référence au gisement brésilien dans lequel il a été découvert, la formation Santana.
A la suite d'une baisse du taux d'oxygène, de nombreux poissons sont morts dans la mer qui couvrait une partie des terres brésiliennes, voici 110 millions d'années, au moment ou l'océan Atlantique commençait juste à s'ouvrir.
Les paléontologues se sont beaucoup intéressés à cette localité car elle permet de comprendre comment les différentes espèces de poissons se sont réparties sur les continents et les océans tels qu'on les connaît actuellement.
Il existe de nombreuses espèces de grande taille, ce qui explique peut-être pourquoi le petit Santanichthys, avec ses 3 centimètres, est passé plus inaperçu que les autres. C'est pourtant la petite espèce qui se révèle, au bout du compte, l'une des plus intéressantes.
L'Océan Atlantique venait juste de se créer. L'Afrique et l'Amérique du sud entamaient leur séparation. C'est probablement dans cette mer, entre les deux continents, que s'est joué toute l'histoire évolutive de nos carpes, poissons-chats, gardons, piranhas et autres Otophysaires. Santanichthys diasii nageait dans cette mer et est peut-être l'ancêtre de milliers d'espèces actuelles.
Oublié mais très intéressant le petit poisson qui attendait dans son tiroir
La petite structure, à l'arrière du crâne, qui a attiré mon attention se nomme l'appareil de Weber. Il s'agit d'os transformés des vertèbres les plus antérieures qui permettent aux poissons du groupe des otophysaires de mieux percevoir les sons et vibrations. Des milliers d'espèces appartiennent à ce groupe parmi lesquelles une multitude de poisons recherchés par le pêcheur, en France ou à l'étranger (carpe, tanche, brème, silure, poisson-chat, piranha, dourado, traira, poisson-tigre, etc.).
Bien qu'ils ne se ressemblent pas, tous ces poissons sont apparentés et sont les descendants d'un poisson chez qui la structure est apparue pour la première fois. Les paléontologues savaient que les Otophysaires existent depuis au moins 100 millions d'années, leur ancêtre devait donc être plus ancien encore.
Cette structure caractérise le groupe des Otophysaires. La brème, comme tous ses proches parents, est capable de détecter les vibrations de façon accrue grâce à cette structure osseuse qui relie la vessie natatoire à l'oreille interne. Les vertèbres et les arcs neuraux sont très transformés, comme on peut également le voir chez Santanichthys diasii.
Santanichthys diasii arrive donc à pic en tant qu'ancêtre potentiel.
Il est impossible de dire qu'il s'agisse de l'ancêtre direct mais l'anatomie permet d'être sûr qu'il a les caractéristiques pour être au moins très proche de la forme ancestrale.
Deux hypothèses s'affrontent cependant. Santanichthys présente des caractéristiques crâniennes qui pourraient le rapprocher des piranhas, dorados et autres characiformes. La question qui se pose toujours est donc de savoir s'il se situe à la base des characiformes seulement ou à la base de l'ensemble des Otophysaires. Nul doute que de nombreux scientifiques vont considérer ce poisson qui était tombé dans l'oubli pour l'intégrer dans des analyses plus globales. Ce type d'études peut prendre de nombreuses années et la solution définitive est peut-être loin d'être trouvée.
En tout cas, on peut remarquer les extraordinaires changements qui affectent constamment les êtres vivants. Songez qu'un petit poisson de 3 centimètres ressemblant à une minuscule sardine a donné, par le jeu des mutations, une descendance aussi diverse qu'un piranha ou une énorme raie.
Outre la morphologie, les caractéristiques de la dispersion des poissons otophysaires sont remises en question par la découverte de ce petit animal. Quel est le point commun, d'un point de vue écologique, entre un silure, une carpe, et un piranha ? Ce sont des poissons d'eau douce comme pratiquement l'intégralité des milliers d'espèces de leur groupe. Mais voilà, santanichthys diasii était un animal marin. Comment expliquer que le plus ancien otophysaire fossile est marin alors que tous les représentants actuels sont dulçaquicoles. La réponse est dans l'étude de la dérive des continents. Comme on l'a déjà dit, l'océan Atlantique commençait tout juste à se former à l'époque durant laquelle vivait Santanichthys. Les côtes d'Afrique et d'Amérique du Sud étaient encore très proches et les poissons de mer pouvaient nager de l'une à l'autre. On croyait auparavant que c'était en eau douce, avant l'apparition de l'océan Atlantique, qu'étaient apparus les premiers otophysaires. La séparation des blocs africains et américains aurait alors isolé les populations de manière définitive. Cette explication permettait de comprendre pourquoi on trouve des animaux apparentés sur les deux continents, par exemple une traira en Amazonie et un poisson-tigre en Afrique.
Mais Santanichthys permet d'élaborer une nouvelle hypothèse, tout aussi plausible. Les premiers otophysaires ont très bien pu apparaître en mer et migrer vers tous les continents lorsqu'ils étaient encore proches les uns des autres. Les descendants de ces animaux marins se seraient installés en eau douce, sur les continents proches de la mer de leur ancêtre. Lorsque l'Atlantique se serait agrandi, les conditions du milieu auraient tellement changé qu'elles auraient entraîné la disparition des otophysaires de mer, ne laissant que le peuplement d'eau douce tel qu'on le connaît actuellement.
Encore une fois, vérifier cette deuxième hypothèse risque de prendre des années et nécessite l'envoi de missions dans l'espoir de trouver des nouveaux fossiles provenant de cette petite mer où tout semble s'être joué.
Ce qui est sûr, c'est que les découvertes scientifiques sont souvent le fruit d'un relatif hasard. Santanichthys n'est pas le premier poisson intéressant que je découvre sans vraiment le rechercher. Je me souviens par exemple d'un superbe spécimen fossile apparenté au bonefish, et rencontré dans massif des Bauges. Il était sur une pierre, parmi d'autres disposées en un carré parfait par une dame d'un village pour quadriller son jardin ! Après demande, la propriétaire accepta d'amputer la décoration de son jardin pour que je puisse étudier le spécimen. Il repose maintenant dans les collections du Muséum national d'Histoire naturelle.
L’aventure de la découverte continue
Santanichthys diasii sera donc le sujet privilégié d'études dans les années à venir. On peut s'en réjouir mais on ne peut pas s'empêcher de penser à tous les spécimens fossiles qui attendent, dans les collections, les jardins des particuliers ou encore dans la pierre de leur gisement, qu'un scientifique les découvre.
Article réalisé par Arnaud Filleul et Jean-Pierre Fleury.