Lettre d'amour de Victor Hugo à Adèle Foucher
Adèle, sais-tu quelle est ma jalousie ? En as-tu bien pesé, avant de songer à lier ta vie à la mienne, toutes les exigences, toute la susceptibilité ? L'idée qu'un étranger avait obtenu de toi ce bonheur qui est si grand pour moi, que d'autres peut-être partageaient tous les jours mes privilèges auprès de toi, ces privilèges si innocents et qui font pourtant toute ma joie, cette idée s'empara de ma tête et me remplit de trouble. Il me sembla encore que tu trouvais tout simple ce qui m'affligeait si cruellement. Adèle, tout ce tourment, joint à la nécessité de me contraindre, me mit dans un état difficile à peindre. Je sortis, et depuis ces idées qui me poursuivent empoisonnent tout pour moi, jusqu'au plaisir de penser à toi.
Je me suis examiné sévèrement, car on a l'habitude de considérer la jalousie comme ridicule et sous ce rapport encore, je ne pense pas comme les autres. Je me suis demandé si j'avais tort, et non seulement je n'ai pu blâmer mon ombrageuse jalousie, mais j'ai même reconnu qu'elle était de l'essence de cet amour chaste, exclusif et pur que j'éprouve pour toi et que je tremble de ne t'avoir pas inspiré. Cet amour, chère Adèle, si tu ne le sens pas, tu es du moins faite pour le comprendre. Aussi suis-je sûr que tu ne riras pas de ce qui m'a causé une douleur si vive. Que je serais heureux d'être aimé comme je t'aime !
Il faut que j'aie une bien aveugle confiance en toi pour te dévoiler ainsi les plus intimes secrets de mon âme. Si je parlais à un être ordinaire, je craindrais qu'il ne vît dans ma jalousie une faiblesse, avec toi, je ne crains rien. Ce qui fait tout mon bonheur n'est pas assurément peu de choses à mes yeux, et tu ne dois pas t'étonner qu'il me soit impossible de le partager avec qui que ce soit.
Communément, la jalousie est un soupçon outrageant pour l'être qui l'inspire et avilissant pour celui qui le conçoit. Je ne te fais pas, chère amie, l'injure de croire que tu confondes avec cette brutalité des esprits vulgaires la délicatesse de l'amour impérieux que tu es si digne de faire naître. Ma jalousie est extrême, mais elle est respectueuse, je crois qu'elle m'honore, parce qu'elle prouve la pureté de ma tendresse. Si jamais ma femme me rendait jaloux par légèreté, j'en mourrais, mais je ne la soupçonnerais pas un seul instant.
Je t'ai parlé longuement de toutes mes idées là-dessus, parce que cette matière est importante. Ma jalousie, chère Adèle, doit te plaire, si elle t'effraie, tu ne m'aimes pas. Si tu me rencontrais, moi qui suis un homme, donnant le bras à une jeune fille, à une femme quelconque, cela te serait-il indifférent ? Réfléchis, car si cela t'est indifférent, je suis perdu, tu ne m'aimes pas. Voilà mes sentiments invariables. L'amour n'est ni vrai, ni pur, s'il n'est jaloux. Crois que ceux qui aiment toutes les femmes ne sont jaloux d'aucune. Chère et bien-aimée Adèle, tu m'as dit que tu m'aimais ; et jusqu'à ce que tu me dises le contraire, je veux le croire ; je veux m'attacher à cette délicieuse conviction comme à la seule croyance qui m'enchaîne encore à la vie.
Adieu, il faut bien t'aimer pour avoir écrit les deux pages que j'achève. Chère amie, dors bien. À demain.
Victor Hugo