Cinéma muet : notre sélection des meilleurs films muets
Publié le - Mis à jour leLe cinéma muet, pierre angulaire du septième art
De la toute fin du XIXème siècle jusqu'à la fin des années 1920, le cinéma ne comporte pas de paroles sinon intégrées de façon écrite par le biais de cartons intercalaires pendant les dialogues. Côté bande-son, la musique est soit enregistrée sur la pellicule, soit jouée en direct par un orchestre dans les salles de cinéma. Même chose concernant les bruitages, qui sont également interprétés directement dans les salles obscures. Paradoxalement, le cinéma muet est alors généralement sonore.
Aujourd'hui bien souvent - et injustement - réduit à l'état de vestige d'une époque révolue, le cinéma muet résonne comme une vieille chose démodée et ennuyeuse dans l'inconscient de nombreux spectateurs. Si les oeuvres de Charles Chaplin et de Buster Keaton semblent plus rayonnantes et prestigieuses que jamais aux yeux du grand public, il en est tout autrement pour d'innombrables cinéastes irrémédiablement tombés dans les profondeurs de l'oubli.
Michel Hazanavicius et son The Artist n'auront malheureusement pas réussi à redonner au genre ses lettres de noblesse, ou alors l'espace d'un changement de focale. Pour conjurer ce triste sort réservé à l'une des périodes les plus prolixes et flamboyantes de l'histoire du cinéma, nous avons sélectionné pour vous quelques-unes des œuvres les plus incontournables mises en scène entre 1895 et 1929, et même un peu plus…
Le Jardinier (ou L'arroseur arrosé), de Louis Lumière
Au long d'un plan fixe, l'on aperçoit, sur la partie gauche du cadre, un jardinier en train d'arroser les massifs d'un jardin. S'avance bientôt derrière lui un jeune plaisantin qui bloque l'arrivée d'eau d'une pression du pied sur le tuyau. Surpris, le jardinier rapproche alors l'embout du tuyau au niveau de son visage. Juste à ce moment, l'enfant relève son pied : l'arroseur est arrosé…
Réalisé la même année que la première projection officielle du cinématographe (1895), Le Jardinier est un court métrage important dans l'histoire du cinéma car il met en scène pour la première fois tous les ingrédients de la comédie burlesque. En un seul et unique plan, le cinéma est ainsi parvenu à donner naissance à l'un des genres les plus prolifiques. À noter que l'initiateur de cette farce n'est autre que l'acteur de ce court métrage, le jeune Édouard Lumière. On retiendra entre autre de cette œuvre un procédé intéressant : tandis que le jeune farceur est pris sur le fait par le jardinier, débute une course poursuite qui va se terminer en dehors du champ de la caméra. Mais l'action revient devant l'objectif lorsque le jardinier ramène l'enfant en le tirant par les oreilles. En à peine une minute, les Frères Lumière donnent sans le savoir naissance à l'une des premières fictions de l'histoire du cinéma.
Dans le même genre et du même réalisateur : L'enfant et le chat, 1899
Barbe Bleue, de Georges Méliès
En dépit de sa fortune colossale, le seigneur Barbe Bleue est malheureux. Disgracieux et affublé d'une hideuse barbe bleue, il n'existe pas de femme ni de fille qui ne prenne pas la fuite devant lui. Pourtant, Barbe Bleue est cette fois-ci à la recherche de sa huitième femme. Pour parvenir à ses fins, ce dernier tente d'épater un groupe de jeunes filles libres d'alliance à l'aide d'un tas d'or et d'un coffret empli de bijoux et de pierres précieuses. Mais le père de l'une d'entre elles, cupide comme personne, parvient à marier sa fille de force au féroce Barbe Bleue…
L'influence du peintre et illustrateur Gustave Doré sur le travail de Méliès n'aura jamais été aussi nette que dans Barbe Bleue. On retrouve ainsi l'esthétique romantique de l'artiste mais également le type de scénario qu'il se plaisait à illustrer et à utiliser dans ses peintures. À la simplicité du scénario et des scènes répondent des entremêlements visuels d'une grande beauté et d'une grande complexité. Un des plus beaux Méliès.
Dans le même genre et du même réalisateur : Voyage dans la Lune, 1902 ; Le Voyage de Gulliver à Lilliput chez les Géants, 1902
À travers l'orage, de David Wark Griffith
Abusée par un riche séducteur de province qui va jusqu'à lui faire croire au mariage, la jeune orpheline Anna Moore se retrouve seule dès la naissance de son enfant. Chassée par ses proches, Anna parvient à trouver du travail dans la ferme Bartlett. Mais rapidement, elle s'éprend du fils de la maison, David…
Adaptée d'une pièce très populaire du début du XXème siècle, À travers l'orage (Way Down East) est un de ces grands mélodrames dont l'histoire est certes un peu convenue (au même titre que celle du chef d'œuvre L'Aurore, de Murnau) mais qui parvient quand même, par sa beauté et son intensité, à émerveiller. On raconte que Griffith possédait plus de trente fois plus de bobines de cette œuvre, pourtant déjà étalée sur près de 2h30 ! L'identité si particulière d'À travers l'orage est distillée grâce à l'introduction de très longs plans larges entrecoupés de superbes gros plans. Cette construction parvient à mettre en place une atmosphère très lyrique, soulignée par le jeu de l'actrice Lillian Gish. On retiendra la magnifique séquence finale (tournée dans des conditions réelles !) mettant en scène une tempête de neige et une rivière en dégel. Inanimée sur un bloc de glace à la dérive, Anna doit être secourue par le jeune David. Rarement l'intensité dramatique aura été aussi palpable au cinéma.
À noter que ce grand classique du cinéma muet a fait l'objet en 1935 d'un remake parlant également intitulé Way Down East et réalisé par Henry King.
Du même réalisateur : Les Deux Orphelines, 1922 ; Pour l'indépendance, 1924
Charlot et le masque de fer, de Charles Chaplin
Charlot et le masque de fer raconte l'histoire d'un Charlot vagabond et d'un Charlot gentleman qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Au-delà des apparences, tout sépare les deux hommes : le premier est sans le sou et tente de se faire des relations tandis que le second est un aristocrate un peu trop porté sur la bouteille. Un jour, Charlot gentleman est chargé d'accueillir sa femme Edna pour son arrivée à la gare. Mais cet alcoolique impénitent est en retard, et alors qu'il se prépare pour un bal masqué, le casque de son armure reste coincé. Au même moment, Charlot vagabond croise le chemin d'Edna et commence à la séduire. Cette dernière le prend aussitôt pour son mari redevenu aimant et sobre…
Plutôt méconnue, cette œuvre est pourtant l'une des plus corrosives de Charles Chaplin. À noter que le titre français, parfaitement anecdotique, ne rend pas hommage à la volonté du cinéaste. En anglais, ce dernier est en effet intitulé The Idle Class (la classe oisive). Comme bien souvent dans l'œuvre du metteur en scène britannique (cf. Les lumières de la ville), tout est ici affaire de faux semblant. Les gags sont à mourir de rire et la mise en scène d'une grande finesse.
Dans le même genre et du même réalisateur : L'Opinion Publique, 1923
Le Docteur Mabuse, de Fritz Lang
Pendant l'agitation de la République de Weimar, l'insaisissable Docteur Mabuse emploie ses pouvoirs psychiques de façon à commettre les crimes les plus effrontés dans le plus grand secret. Prêt à tout pour retrouver la trace de ce génie du mal, le procureur Von Wenck noue une amitié avec Gerhard Hull, un jeune et riche industriel. Celui-ci, qui a été récemment victime d'une étonnante et mystérieuse attaque au jeu, l'introduit bientôt dans le milieu louche du Berlin nocturne…
En 1922, Docteur Mabuse sort en salles dans un contexte qui n'est pas anodin : depuis la fin du XIXème siècle et surtout le début du XXème, le procédé du feuilleton (cf. Jules Verne, Alexandre Dumas, etc.) est un genre très populaire, dans la littérature et désormais au cinéma. Lors d'un voyage en France, Fritz Lang est impressionné par l'engouement suscité par le feuilleton Fantômas réalisé par Louis Feuillade. Il décide alors quelques années plus tard de mettre en scène à son tour un long métrage reprenant le même dispositif. Ainsi, Docteur Mabuse est pensé dès le départ comme un sérial (cf. œuvre composée de plusieurs segments) et dure près de 5h. C'est d'ailleurs ce qui fait sa modernité : on utilise un art populaire pour mettre en scène des idées néanmoins aussi profondes que dans l'art officiel académique le plus empesé. Dans Docteur Mabuse, la poésie côtoie le réalisme avec une satisfaction non dissimulée. Digne représentant du cinéma expressionniste, le film ne déroge pas à la règle et sa technique est au service du jeu très expressif des comédiens. Chose alors très rare au cinéma, Fritz Lang met souvent l'accent sur des détails par le biais de cadrages rapprochés sur les personnages. Cette méthode semble corroborer l'intérêt alors grandissant pour l'étude psychologique. Comme dans Le Cabinet du Docteur Caligari, réalisé peu de temps auparavant par Robert Wiene, on retrouve dans Docteur Mabuse un éclairage très vif qui accentue les ombres sombres des personnages et des lieux. Ce travail sur l'ombre et la lumière insuffle une dualité : derrière la lumière se cache l'ombre. Un film absolument incontournable, donc, pour qui veut saisir l'éclosion des grands concepts du mythe Langien.
À noter que le scénario du Docteur Mabuse a été écrit pour la première fois par le journaliste luxembourgeois Norbert Jacques et publié dans le Berliner illustrierte Zeitung. Fritz Lang retrouvera le Docteur Mabuse à deux autres reprises au long de sa carrière, avec Le Testament du Docteur Mabuse en 1933 et Le Diabolique Docteur Mabuse en 1960.
Nanouk l'Esquimau, de Robert Flaherty
Nanouk l'Esquimau est un "documentaire" qui suit la vie de l'esquimau Nanouk (qui signifie "ours" en langue esquimau). Ce dernier vit avec sa famille dans la région d'Ungawa sur la rive orientale de la baie d'Hudson. Condamné à rechercher perpétuellement de la nourriture, Nanouk mène une existence nomade. Durant l'été, il voyage avec sa famille le long du fleuve pour pêcher le saumon et le morse. L'hiver, les temps sont durs et les membres de la petite tribu sont souvent à deux doigts de la famine lorsqu'ils parviennent enfin à trouver de quoi se nourrir. Le soir, toute la famille façonne un igloo puis se recouvre de fourrures, avant de s'endormir. Le lendemain, la chasse reprend et la vie continue…
En réalité, Nanouk l'Esquimau est davantage un "documenteur" qu'un documentaire. Comme le souligna Jean-Luc Godard, qui considérait cette œuvre comme un chef d'œuvre (à l'inverse de François Truffaut), le réalisateur Robert Flaherty a non seulement payé les esquimaux de façon à ce que ces derniers lui permettent de réaliser son film. Mais il s'est également disputé avec eux et les a souvent forcés à pêcher chaque jour du poisson alors qu'ils n'en avaient pas envie… En somme, Flaherty a inconsciemment inventé le "cinéma-vérité". La vérité documentaire ne peut non pas être atteinte directement par le rapport de la caméra à la réalité mais grâce à un travail de mise en scène. En dépit de quelques plans où l'absence de mise en scène est palpable, la fiction n'est pas si loin. Lorsque Flaherty filme Nanouk à la chasse ou sa famille combattant le froid, ces éléments contribuent à donner un rythme à l'ensemble et créent par la même une narration. On peut même par instant parler de "suspense". Outre cette dimension théorique, l'objectif de Flaherty est aussi de montrer la capacité de résistance de l'homme face à des éléments qui ne lui laissent aucune place (cf. ciel blanc, neige blanche infinie qui gomme toute trace de vie). Le cinéaste fait ainsi de Nanouk un véritable héros. Mention spéciale pour la spontanéité des sourires de ces superbes "acteurs", mais également pour cette fameuse séquence où Flaherty fait échos à la découpe de la viande et de la peau grâce au montage très découpé du film. Une œuvre magistrale.
Les Lois de l'Hospitalité, de Buster Keaton
Depuis des générations, une lutte profonde divise les familles Canfield et McKay. Un jour, une fusillade éclate et les deux chefs de famille sont abattus. Bientôt, la veuve McKay décide d'abandonner sa campagne pour se rendre à New York. Vingt ans plus tard, le jeune Willy McKay est appelé à se saisir de l'héritage familial. Au cours du voyage en train qui le ramène sur la terre de ses aïeux, il fait par hasard la rencontre de Virginia Canfield. Il accepte bientôt en toute innocence l'invitation qui le mène chez les ennemis mortels du clan McKay…
Inspirée de faits réels, l'histoire que narre Les Lois de l'Hospitalité (Our Hospitality) est tirée d'un différend qui avait opposé les familles Hatfield et McCoy. Buster Keaton a donc choisi de ne pas trop déguiser les noms… Pour son second long métrage (après Les Trois Ages, également de 1923), le metteur en scène parvient à transfigurer une histoire on ne peut plus tragique en une comédie burlesque réjouissante. Comme souvent chez Keaton, l'humour est saupoudré par petites touches avec une finesse parfois exemplaire. À noter que pour les besoins de la séquence du train, le réalisateur, véritable passionné de locomotives, a commandé la réplique exacte de la toute première locomotive anglaise (la "Rocket"). La reconstitution du trajet en train de 1830 est donc pour le moins fidèle. Par ailleurs, lors d'une des séquences les plus spectaculaires du film, Buster Keaton (Willy McKay) est emporté par les flots. Comme toujours, Keaton a souhaité que cette dernière soit, dans un souci méticuleux de réalisme, tournée dans des conditions réelles. Mais au cours du tournage, alors qu'il est pourtant maintenu dans les rapides grâce à un filin de sécurité, celui-ci se rompt et Keaton est alors réellement emporté par le courant. Il réussit néanmoins à s'accrocher à une branche et à garder la vie sauve, mais le tournage fut interrompu pendant plusieurs mois pour qu'il se remette de ses multiples blessures. À la fois drôle, séduisant, bucolique et ébouriffant, Les Lois de l'Hospitalité est un des grands chefs d'œuvres de "l'homme qui ne rit jamais".
Dans le même genre et du même réalisateur : Le Mécano de la "General", 1928
Le Cuirassé Potemkine, de Serguei M. Eisenstein
La naissance de la révolution russe selon Eisenstein. Juin 1905. Le premier plan s'ouvre sur une mer déchaînée. Carton : "L'esprit de la révolution se propageait sur la terre russe. Un processus, mystérieux mais gigantesque, touchait une multitude de cœurs. La personnalité, ayant à peine eu le temps de se reconnaître, se dissolvait dans la masse, et la masse dans l'élan". Matiouchenko, un marin, indique à son camarade Vakoulintchouk : "Nous les matelots du Potemkine, devons soutenir nos frères ouvriers et être avec eux aux avant-postes de la révolution". Alors que les marins dorment d'un sommeil perturbé, un quartier maître s'en prend à un bleu. Bientôt, Vakoulintchouk s'adresse à ses camarades : "Le moment est venu de nous faire entendre ! Qu'attendons-nous ? La Russie entière s'est soulevée. Serions-nous les derniers ?"
Célébré par de nombreux cinéphiles et par les plus grands historiens du cinéma, Le Cuirassé Potemkine est souvent considéré comme le plus grand film de toute l'histoire du cinéma. Réalisé en 1925 et interdit dans de nombreux pays, il faudra attendre l'année 1952 avant de pouvoir visionner ce chef d'œuvre dans les salles obscures. Au départ, ce deuxième long métrage d'Eisenstein est une commande destinée à commémorer le vingtième anniversaire de la révolution russe de 1905. L'intrigue relate un grand nombre d'évènements symboliques de l'année 1905 (drame de la Baie de Tendra, massacre d'Odessa, etc.). Cette tragédie dont le montage et le rythme restent aujourd'hui encore légendaires et techniquement éblouissants peut se lire comme une œuvre musicale composée de plusieurs mouvements. Toute la modernité de cette œuvre repose sur le montage, qui ne cesse d'isoler et d'individualiser de nombreux objets. Certains d'entre eux filmés individuellement, et parfois sans contexte identifiable, jouent sur l'inconscient du spectateur. Certains messages sont ainsi induits par la superposition de plans, comme le feront notamment quelques années plus tard Dziga Vertov dans L'Homme à la caméra ou encore Charles Chaplin dans Les Temps Modernes. On retiendra entre autres de cette œuvre incontournable la séquence de l'escalier d'Odessa, où un landau (cf. berceau d'une nation écorchée) dévale les marches d'un escalier. Un film prodigieux et intemporel.
Faust, de Friedrich Wilhelm Murnau
D'une nuée céleste descend l'Archange de lumière, symbole du Bien, qui se dresse contre Mephisto, l'incarnation du Mal. Ce dernier indique à l'Archange que l'âme humaine peut-être facilement corrompue et qu'il va lui prouver. Pour faire triompher ses maléfices de l'intelligence humaine, il choisit comme victime le Docteur Faust, un vieil alchimiste renommé pour ses travaux et sa piété. Bientôt, il envoie la peste pour décimer le village de Faust. Le vieux scientifique ne cesse de prier pour faire cesser la mort et les privations, mais rien ne se passe. Totalement découragé et prêt à vendre son âme, il en vient à faire appel au diable…
Chose intéressante aussi bien dans l'oeuvre de Murnau que dans celle de Goethe (à l'origine du conte populaire allemand éponyme) : Faust est confronté au divin. Le diable et l'Archange bénéficient d'un pouvoir nettement supérieur par rapport à l'être humain : ils ont tout deux le droit de vie et de mort sur la race humaine. Le personnage de Faust ne cessera, par ses choix et actions, de démontrer que l'espèce humaine est souvent dépassée par les évènements qu'elle traverse. Seul salut possible pour l'humanité : l'amour (cf. séquence finale du feu purificateur). Mais un long chemin est d'abord nécessaire avant d'y parvenir. Sur le plan pictural, on sent que le cinéaste Murnau a étudié sans relâche les représentations chrétiennes du peintre Rembrandt. Une différence notable toutefois : le réalisateur a transformé les représentations chrétiennes en représentations diaboliques. Une nuance loin d'être anodine. À noter que Faust peut être intégralement analysé à la manière d'une peinture. C'est un peu comme si Murnau avait mis en scène à travers son film les impressions inconscientes qu'il ressent avec la peinture baroque. En admettant que chaque plan est une couleur, alors l'opération du montage et la fusion des teintes permettraient de donner naissance à la toile sous-jacente. Une œuvre inépuisable.
Dans le même genre et du même réalisateur : Le Dernier des Hommes, 1924
Le Vent, de Victor Sjöström
Après avoir quitté la Virginie, Letty Mason se rend vers l'Ouest, chez son cousin Beverly. Parvenue à Sweet Water, la jeune femme est instantanément envoûtée et apeurée par cette immense étendue de sable tourmentée par le vent. Cora, l'épouse de Beverly voit d'un mauvais œil l'arrivée de Letty au ranch et la soupçonne de vouloir lui prendre son mari. Tant et si bien que cette dernière exige bientôt le départ de Letty. Désespérée, Letty accepte bientôt de se marier avec un inconnu rencontré quelques jours auparavant dans le train, mais elle s'aperçoit vite que ce dernier est marié. Elle tombe finalement par dépit dans les bras d'un cow-boy nomme Lige. Mais leur vie est monotone et harassante, et le vent ne cesse de souffler…
En dépit d'un parcours initiatique sous jacent qui rappelle le road movie, Le Vent peut être considéré comme le précurseur du film d'action. Dès son arrivée à Sweet Water, le personnage de Letty Mason est en effet sans cesse aux prises de multiples duels : elle doit affronter le climat hostile de Sweet Water, l'atmosphère pesante du ranch de Beverly et surtout faire face aux assauts physiques et sentimentaux des hommes qui la convoitent. Mention spéciale pour la performance d'actrice de Lillian Gish, une des plus grandes actrices de la période du cinéma muet. À noter que dans le scénario original, le réalisateur Victor Sjöström avait prévu une fin des plus tragiques. Mais les producteurs Mayer et Thalberg en décidèrent autrement et exigèrent un dénouement beaucoup plus optimiste. Le Vent est un des plus grands films du cinéma muet.
Dans le même genre et du même réalisateur : La Lettre Ecarlate, 1926
L'Isolé, de Frank Borzage
Avec ses quatre enfants en bas-âge et sa fille Mary, la veuve Tucker mène une vie douloureuse. Mary, l'adolescente, subvient aux besoins de sa famille en vendant illégalement les rares produits de la ferme aux quelques habitants du village. Un jour, elle rencontre Tim, dont elle s'éprend juste avant qu'il ne parte à la guerre. Blessé sur le front, celui-ci perd bientôt l'usage de ses jambes. De retour, son handicap l'empêche de déclarer sa flamme à Mary…
Pendant près de 60 ans, ce superbe film de Frank Borzage sombra dans l'oubli. C'est à la cinémathèque hollandaise à qui l'on doit la découverte en 1990 d'une copie 35 mm du film. Tiré d'une petite nouvelle intitulée Three episodes in the life of Timothy Osborn et écrit par le journaliste Tristan Tupper, L'Isolé (Lucky Star) est une œuvre pleine de tendresse à laquelle il est difficile de résister. Une histoire d'amour fou où la puissance des sentiments fait courir le paralytique sous la neige pour rattraper sa fiancée. À noter qu'à sa sortie en France, Marcel Carné fut le seul cinéaste à défendre ce chef d'oeuvre.
Dans le même genre et du même réalisateur : L'Heure Suprême, 1927
Loulou, de Georg Wilhelm Pabst
Loulou est une jeune femme populaire qui n'a d'yeux que pour l'amour de l'existence et le plaisir. Un soir, alors qu'elle vient de rejoindre son amant le Docteur Schön, riche propriétaire de journaux, ce dernier lui annonce qu'il est sur le point d'épouser une femme de son rang et qu'il ne souhaite plus avoir de relations avec elle. Loulou lui réplique qu'il lui faudra la tuer pour espérer se libérer d'elle. Bientôt, elle parvient à faire rompre le Docteur Schön et à s'en faire épouser. Ce qui ne l'empêche pas, néanmoins, de continuer ses autres liaisons. Mais un jour, Loulou est surpris par son mari dans les bras d'un autre…
Dans Loulou, le jeu de l'actrice Louise Brooks fait l'effet d'une danse. Une danse dont le chorégraphe n'est autre que le cinéaste allemand Georg Wilhelm Pabst. Ainsi, la complicité de l'actrice avec le metteur en scène est telle qu'on a le sentiment d'assister à la conversation d'une danseuse avec son chorégraphe. Aussi bien sur le plan visuel, littéraire que métaphysique, Loulou donne à voir un ballet incandescent où s'entremêlent l'amour et la mort. Le prodige accompli par ce chef d'œuvre : être parvenu à dresser le portrait d'une femme profondément insaisissable et bien trop subtile pour être comprise. Tour à tour, ce visage lisse énigmatique encadré par une coupe à la garçonne se fixe puis se dérobe. C'est l'incarnation d'un amour anarchiste et libertaire sans borne qui ne cesse de crier sa révolte à la face de la société. C'est une féministe avant l'heure, une héroïne révoltée à la fois victime des hommes et d'une morale déliquescente. C'est aussi une figure insoumise et fuyante qui survit à toutes les interprétations. Dans la logique du cinéma expressionniste, Georg Wilhelm Pabst a choisi d'éclairer cette femme de mille feux : sa lumière permet à la fois d'illuminer mais surtout de dévoiler le monde ténébreux qui l'entoure. Une grande leçon de cinéma.
L'Homme à la Caméra, de Dziga Vertov
D'abord : une caméra géante. Ensuite : un opérateur qui apparaît sur elle et filme le reflet des nuages sur un immeuble. L'on aperçoit bientôt ce dernier entrer dans une salle de cinéma. Le projectionniste s'occupe de la préparation de la prochaine séance : il dépose la bobine sur le projecteur puis s'attèle à l'allumage des charbons. Bientôt, l'ouvreuse ouvre les rideaux puis libère le cordon qui verrouillait l'entrée et les spectateurs font leur entrée. Dans la salle de cinéma, les fauteuils se meuvent et semblent guetter l'arrivée des spectateurs. L'orchestre s'apprête à entamer son morceau. La projection commence…
Comme l'annonce le carton présent à l'introduction du film, L'Homme à la Caméra est le journal de bord d'un opérateur (cadreur) de cinématographe. Il s'agit d'une expérimentation cinématographique dans laquelle on ne retrouve que des scènes visuelles sans le moindre intertitre. Ici, pas de scénario, d'acteurs ni de décors : l'ambition est de créer un langage cinématographique universel et autonome qui s'émancipe du langage théâtral et littéraire. L'objectif de Dziga Vertov, fervent défenseur du communisme et observateur de la Russie d'après octobre 1917, est d'entraîner le spectateur à devenir un homme nouveau. Pour ce faire, il se propose de lui faire ressentir une nouvelle manière d'observer le monde. Souvent décrit comme très théorique, cet OVNI du cinéma est une œuvre incontournable qui offre une expérience unique en son genre. On notera notamment la fameuse séquence de la ville en éveil, où les paupières qui s'ouvrent font échos aux persiennes qui se lèvent. Un film d'une extrême richesse.
The Artist, de Michel Hazanavicius
Hollywood, 1927. George Valentin, une grande célébrité du cinéma muet, est au sommet de la gloire. Son dernier fait d'arme : le film "A russian affair", dans lequel il triomphe avec bravoure de ses ennemis et parvient une fois de plus à secourir sa promise. Mais au cours de la première du long métrage, George Valentin choisit de ne partager les honneurs qu'avec son adorable chien, préférant laisser dans l'ombre son agaçante partenaire. À la sortie de la salle, il aide une jeune admiratrice du nom de Peppy Miller à retrouver son porte-monnaie. Pour le remercier de son geste, la groupie lui donne un baiser qui fait bientôt la une de tous les journaux. Quelques jours plus tard, Peppy tente de faire ses premiers pas à la Kinograph Picture en tant que figurante. Tandis que cette dernière va devenir une star du cinéma parlant, George Valentin, convaincu que le cinéma muet peut perdurer, va petit à petit tomber dans l'oubli…
Sur le plan scénaristique, The Artist esquisse à peu près tous les genres du cinéma de 1927 à 1932. Admirablement bien documenté, éclairé et interprété, cet hommage appuyé au cinéma muet met en scène un monde qui reposait sur des codes simples et sa progressive aliénation par le monde moderne. Parmi les nombreux clins d'œil notables, on trouve notamment : Chantons sous la pluie, Boulevard du crépuscule ou encore Une Etoile est née. Les citations des films du réalisateur Frank Borzage sont également très fréquentes. Ainsi, l'escalier rappelle L'heure Suprême, tandis que le titre du film Lonely Star évoque Lucky Star (L'isolé). Enfin, les souvenirs de George Valentin sous les draps blancs évoquent le grenier de Xanadu où s'entassent les œuvres d'art dans Citizen Kane. Alors que le cinéma numérique et la 3D tentent de ringardiser le cinéma d'antan, The Artist sonne comme un ardent hommage à cette période belle comme le silence. De quoi donner envie de retourner voir comment les émotions y étaient intenses.
Mais aussi…
Le Vol du grand rapide, d'Edwin S. Porter, 1903
Cabiria, de Giovanni Pastrone, 1914
Le Cabinet du Docteur Caligari, de Robert Wiene, 1920
Voyage au Paradis, de Fred Newmayer, 1920
Nosferatu, de Friedrich Wilhelm Murnau, 1922
The Grub Stake, Nell Shipman & Bert Van Tuyle, 1923
Entracte, de René Clair, 1924
Le Voleur de Bagdad, de Raoul Walsh, 1924
Comédiennes, d'Ernst Lubitsch, 1924
L'éventail de Lady Windermere, D'Ernst Lubitsch, 1925
Napoléon, d'Abel Gance, 1927
La Passion de Jeanne d'Arc, de Carl Theodor Dreyer, 1927
L'Aurore, de Friedrich Wilhelm Murnau, 1927
La Foule, de King Vidor, 1928
Un Chien Andalou, de Luis Buñuel & Salvador Dali, 1929